Micro-ferme autonome : rêve ou réalité ?

Avec l'aimable autorisation de son auteur, Mayeul Jamin, nous reproduisons ici une interview que lui a accordé Charles Hervé-Gruyer, fondateur avec son épouse Perrine de la fameuse Ferme du Bec-Hellouin. Cette interview, et les 3 autres sur la ferme du Bec-Hellouin, sont à retrouver sur le site : https://etsictaitpossible.com/



En Haute-Normandie, la ferme du Bec-Hellouin expérimente depuis une douzaine d’années différentes méthodes agricoles respectueuses de l’environnement et de l’homme. Entre innovation et tradition, au rythme de la nature, s’y invente l’agriculture de demain. Rencontre avec Charles Hervé-Gruyer, qui l’a fondée en 2004 avec son épouse, Perrine.

Cet entretien est la version complète de celui publié dans le numéro 7 de la Revue Limite.

Vous avez quatre enfants. Comment cette vie est-elle compatible avec une vie de famille ? Permet-elle d’assurer les besoins élémentaires (logement, nourriture, santé, études, etc.) ?

C’est une vraie question et elle n’est pas à prendre à la légère. Pour nous, cela a été particulièrement difficile, et ça l’est toujours. Pendant nos cinq premières années, nous n’avons rien gagné, donc c’était un vrai saut dans le vide. Je crois beaucoup en la providence, donc si on accepte de courir des risques pour quelque chose de juste, je crois que les moyens finissent toujours par arriver. Je pense que le manque d’argent ne devrait jamais être une raison suffisante pour renoncer, parce que quand on s’engage du fond de ses tripes pour quelque chose, les moyens arrivent. L’énergie qu’on émet modifie le monde autour de nous, si on est dans un don et qu’on s’engage pour le bien commun, il y a toujours une réponse de l’univers. Bien sûr, cette réponse n’empêche pas les galères, nous en avons eu des milliards, parfois très graves ! Mais ce que j’avais déjà remarqué sur mon bateau, c’est qu’à chaque fois qu’on est au bord du gouffre, prêts à couler, la réponse et les moyens arrivent. Le problème, c’est que ça arrive toujours au dernier moment : je me souviens d’un week-end où nous étions en train de construire notre centre de formation, qui coûtait bien plus cher que prévu puisque nous voulions qu’il soit fort beau. Le samedi matin, j’ai dit à ma femme, Perrine : « Chérie, si on ne trouve pas 100.000€ ce week-end, on coule… ». Le matin même, les 100.000€ sont arrivés ! Et des exemples comme celui-ci, j’en ai à la pelle. Donc nous avons eu beaucoup de difficultés, mais nous n’avons pas coulé. Et maintenant que mes filles aînées font des études supérieures qui coûtent fort cher, ça coïncide avec le moment où nous arrivons à sortir la tête de l’eau, où nous pouvons leur offrir ça. Et je pense que nous allons être en mesure de continuer les prochaines années. Nous travaillons énormément, nous l’avons toujours fait, nous sommes de gros bosseurs, nous essayons d’être efficaces, et nous en voyons les fruits.

Le plus difficile pour nous, c’est la sur-sollicitation permanente, qui nous épuise et peut même parfois nuit à notre santé, qui fait que nous sommes nerveux, stressés et donc facilement irritables. Et le problème, c’est que ce sont nos enfants qui risquent de trinquer. Mais à côté de ça, ils vivent dans un bel environnement, ils ont tout un tas d’opportunités géniales autour d’eux, et l’engagement que nous portons en faveur du monde de demain, nous le faisons en pensant beaucoup à eux ! Ce qu’il faut, c’est être en permanence dans une recherche d’équilibre où notre engagement pour l’intérêt général ne va pas nous mener à sacrifier nos propres enfants. Les enfants ne doivent jamais être les laissés pour compte des engagements de leurs parents, aussi nobles soient-ils. C’est malheureusement trop souvent le cas, j’espère que nous avons réussi ici à éviter tant bien que mal cet écueil.

Et vos enfants, comment réagissent-ils à votre engagement ? Restent-ils ici ou préfèrent-ils aller voir ailleurs ?

Je crois que c’est très sain qu’ils aillent voir ailleurs ! Mais ça les intéresse de plus en plus, notamment Rose qui a dix-sept ans et qui veut faire des études de paysagiste pour ensuite créer des paysages comestibles dans l’esprit permaculturel. Evidemment, les petites, qui ont vécu plus que leurs aînés dans ce contexte, ont ça chevillé au corps.

Quel avenir imaginez-vous pour la ferme ?

Nous pensons la refermer beaucoup. Nous sommes actuellement en train de travailler – depuis fort longtemps – sur l’écriture d’un énorme manuel pratique. C’est un chantier de plusieurs années dans lequel nous mettons tout ce que nous sommes en capacité de partager. Une fois que nous aurons fini ce travail, nous refermerons progressivement et largement la ferme, de manière à pouvoir revenir à la terre. Parce que là, nous ne sommes plus du tout au jardin, ce n’est pas satisfaisant. Donc revenir nous-même à la terre, rester paysans et essayer d’aller dans la profondeur des sujets, dans une compréhension plus intime de cette interaction entre l’être humain et le reste de la création. Pour cela, il faut du temps et un minimum de tranquillité. Et bien sûr, être sur le terrain et non derrière un ordinateur. C’est aussi une manière de rester cohérent ! Je sais que ça décevra beaucoup de gens, mais toutes ces portes ouvertes deviennent ingérables, chaque année le nombre de visiteurs double quasiment, nous ne sommes plus en capacité de gérer autant de gens. Voilà, c’est ce que nous envisageons à l’horizon 2018.

Et si vos enfants ne reprennent pas après vous, comment envisagez-vous la suite ?

Franchement, je ne sais pas, ils sont encore trop jeunes. Et puis, même si nous vieillissons et que nous le sentons, nous ne sommes pas encore complètement gâteux ! (rires) Nous garderons de toute façon la ferme jusqu’au bout, nous n’envisageons pas du tout de prendre notre retraite.

A vrai dire, je n’en sais rien. Notre vie est clairement ici, nous ne partirons pas ailleurs !

Que diriez-vous à un jeune qui réfléchit à se lancer dans la paysannerie aujourd’hui ?

On a qu’une seule vie et je crois qu’elle passe très vite ! Il faut réaliser nos rêves ! Ce qui me frappe, c’est que j’ai toujours cherché à réaliser mes rêves et que finalement quelque part, ça m’a réussi. Parce que mon expérience de bateau-école qui a duré vingt-deux ans, c’était un rêve de gosse pour moi : partir à la découverte des peuples du monde sur un bateau, ça a été une aventure extraordinaire aussi pour beaucoup de gens. Et puis ensuite ce rêve de devenir paysan, ça a pu aussi apporter une contribution. Donc quelque part, si on se réalise en réalisant nos rêves, on peut apporter sa contribution au monde ! Alors que si on s’obligeait à être dans une boite qui ne nous correspond pas, à faire le deuil de nos aspirations les plus profondes et les plus belles, serait-on en capacité d’apporter une contribution ? Je ne pense pas.

Chacun de nous a une espèce de niche écologique qui lui est propre, et il faut tout faire pour être dans la bonne niche, parce que c’est là qu’on sera vraiment efficace et en capacité de donner davantage.

Après, il faut faire les choses le plus sérieusement possible ! Sur mon bateau, je disais toujours aux gars : « On va le plus loin possible, mais on ne va pas n’importe où ni n’importe comment. ». C’est ce qu’on faisait avec le bateau, c’est ce qu’on fait à la ferme et je crois que c’est ce qui fait que ça marche. J’avais un deuxième petit adage pour accompagner le premier : « Plus le projet est fou, plus il faut le réaliser sérieusement ! ». C’est également ce qu’on cherche à faire ici : c’est un délire cette ferme, nous sommes donc ultra-rigoureux au quotidien. On tient donc les deux pôles de l’équation.

J’ai vu dans ma vie beaucoup de gens qui étaient de grands rêveurs, et qui étaient aussi de grands frustrés puisqu’ils n’arrivaient pas à incarner leurs rêves dans le monde réel. A l’inverse, il y a beaucoup de gens qui n’ont pas de rêves, ou qui en ont fait le deuil. Ils sont alors scotchés dans le monde de la matière et ils sont en souffrance parce que peut-être il leur manque une étoile qui donnerait plus de perspective. Donc je pense qu’il faut avoir les yeux fixés sur l’étoile, et qu’il faut en même temps regarder le chemin pour ne pas se prendre les pieds dans le premier caillou venu. C’est un double mouvement : l’étoile et le chemin qui se construit pas à pas.

Je rebondis du coup sur un point évoqué plus tôt : vous disiez que le système permacole permettait à la nature de se substituer à l’homme en lui évitant certaines interventions. Pourtant, vous dites travailler énormément, et parfois même trop. N’y a-t-il pas une certaine contradiction ?

Tu mets là le doigt sur un vrai sujet, qui est souvent à mon avis mal compris. Beaucoup de permaculteurs rêvent de ne pas travailler beaucoup. Un gars est arrivé ici l’autre jour et nous a dit : « Mon rêve, c’est de travailler le moins possible. ». Je lui ai répondu : « Mon gars, je crois que tu t’es trompé d’adresse ! ». (rires) Les paysans ont toujours travaillé beaucoup. Il y a un paradoxe qui repose notamment sur l’œuvre de Masanobu Fukuoka, ce japonais qui a écrit ce livre magnifique, La révolution d’un seul brin de paille. Ce gars-là parlait de l’agriculture du « non-agir », les gens en ont du coup déduit qu’en laissant faire la nature, on pouvait ne pas travailler beaucoup. Ça ne mène qu’à des échecs ! Et ceux qui ont connu Fukuoka disent que c’était en fait quelqu’un qui travaillait beaucoup. Pour moi, l’agriculture du « non-agir », c’est plus une question de positionnement intérieur : c’est chercher à être aligné dans un rapport juste avec le monde vivant, respectueux de toutes ces interactions multiples dont la plupart nous échappent, dans un bon positionnement par rapport à toutes ces forces qui sont à l’œuvre. Ce positionnement juste va modifier les énergies autour de nous et rendre possible tout un tas de choses. Ça ne veut pas dire qu’on ne travaille pas.

La permaculture a souvent été décrédibilisée dans le monde agricole parce que les gens se contentaient de jeter des poignées de graines dans la nature en disant que ça allait faire un jardin naturel. Mais non ! Parce que la nature produit des plantes sauvages, et nos légumes ne sont plus du tout des plantes sauvages.

Après, ce qui fait également que nous travaillons beaucoup ici, c’est tout ce qu’il y a autour de la production agricole, tous les permaculteurs n’ont pas ces contraintes supplémentaires.

Votre pire souvenir ? Le meilleur ?
Le pire souvenir, c’est quand ma femme était désespérée, en grande souffrance, voire malade à cause de la surcharge. Parce que c’est un peu moi qui l’ai embarquée dans cette aventure et elle m’en a beaucoup voulu. Donc ce sont ces années de tension, y compris au sein de la famille, parce que c’était moralement trop difficile.

Et le meilleur… Par exemple hier, quand je voyais ma petite dernière qui nageait dans la rivière – qui n’est pas très chaude en avril – une bonne partie de l’après-midi, qui jouait sur la plage. Et la veille, quand nous avions été pécher ensemble des poissons dans une mare pour les relâcher dans une nouvelle mare que nous venons de créer. Là, je me disais en moi-même : « J’ai tellement rêvé de vivre comme un indien, mais en Normandie, dans notre société. » C’est-à-dire en étant intimement connecté à la nature. Et quand je voyais ma petite Fenoua, je revoyais ces images des indiens chez qui j’ai beaucoup été en Guyane française, la joie et la liberté de ces enfants dans la nature. Et je me disais : « On n’est pas dans les rapides de Guyane, mais on est dans les mini-rapides du Bec-Hellouin et ma fille, tout en vivant une scolarité normale – et brillante par ailleurs – et en allant sur Internet, à la chance de vivre cette connexion à la nature ! ». C’est la plus belle récompense que je puisse avoir !IMG_4374

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